Archives de la création : où passe l’« inarchivable » ? - restitution de la journée d'étude du 24 septembre 2018

Journée d’étude organisée par le Centre d’Histoire « Espaces et Cultures »

Université Clermont-Auvergne

Lundi 24 septembre 2018 / 9h30-17h

Maison des Sciences de l’Homme

4, rue Ledru / Clermont-Ferrand / salle 220

 

Résumés


 

MATIN

Louis Hincker, (Université Clermont-Auvergne)

Introduction

Nos invités l’ont été pour avoir mené des opérations entre 2012 et 2018 ayant pour objet la relation archive/création, et ce dans des domaines variés. Les domaines interrogés ont été particulièrement ceux de la littérature, du cinéma, et des arts plastiques. Cela a donné d’emblée une dimension interdisciplinaire à notre réflexion, aux échanges Sans doute y a-t- il là l’indice de préoccupations de notre décennie; mais sans doute ont-elles été amorcées antérieurement. Parmi ces amorces, il y a le programme thématique des «Archives de la création» du CNRS en France entre 1997-2000 ; dont les effets se font sentir encore aujourd’hui dans les programmes de recherche de l’INHA, par exemple. Préoccupations autant fin de siècle donc, que début de siècle suivant : car les pistes suivies, les questions ouvertes désignent une situation d’entre-deux, de transition ; elles disent quelque chose de notre contemporanéité face aux domaines - pluriels - de la représentation. C’est- à-dire du rapport autant au présent qu’à l’absent, au visible qu’à l’invisible, au vivant comme au disparu. Le contexte global peut être identifié comme étant celui de la patrimonialisation généralisée qui organise en partie notre fonctionnement social depuis quelques décennies, favorisé par le développement des technologies d’enregistrement. Soit la forme inquiétante d’une inflation mémorielle envahissante, et peut-être d’un conservatisme compulsif. Ou bien, ce qui n’est pas forcément contradictoire : geste protecteur, défensif, d’une sensibilité mise à mal, et même attaquée par le consumérisme marchand, spéculatif et financier dans le domaine de la création artistique. Donc nécessité de protéger une éthique de la transmission de la culture qui fasse expérience commune.

Dès le départ, on peut distinguer deux cheminements, deux portes d’entrée, empruntées par les uns et les autres : parlera-t-on d’archives et création ou d’archives de la création ? Il y a là, différence notable. Même si, dans notre appel à communication nous avons dit que se formait une sorte «boucle » : allant de l’archiviste pour le classement archivistique de la création, vers le chercheur pour l’histoire d’une œuvre et d’une vie de création, et/ puis vers le créateur pour l’archivage de ses propres créations ou de sa création à partir d’archives. Constatons, quoi qu’il en soit, ce «tournant archivistique» - comme il est convenu de l’appeler - devenu commun.

Du côté des archives de la création d’abord

La réflexion porte sur le sauvetage des traces : l’enregistrement, l’archivage des œuvres elles-mêmes, mais aussi de la fabrique des œuvres (matériaux mobilisés, processus, moments d’émergence de création, prestations-performances événementielles).Tout ce qui relève de l’atelier de la création - au sens le plus étendu : espace dynamique, toujours ouvert et en mouvement d’où surgissent des inédits, en amont ou en parallèle et complément des œuvres rendues publiques. Si on considère que la notion d’« œuvre » désigne un processus et non un objet achevé, il faut tenir compte que les registres sont alors brouillés en terme d’archivage. Cela demande de clarifier les critères de la conservation : qu’est-ce qui est conservé, et qu’est- ce qui peut l’être quand on parle d’œuvre ? Et inversement, comme l’indique la problématique de notre journée qu’est-ce qui ne le serait pas ?

Autres questions attenantes à ces premières remarques :

  • Les créateurs participent-ils à la définition des critères de conservations de leurs œuvres ?
  • Comment penser l’organisation de collectes rétrospectives : notamment quand elles pourraient être d’ampleur conséquente, quand elles réclameraient participation et investissements des institutions de recherches et de conservation. C’est le cas des inventaires sur l’existant, car il n’est pas vrai que les institutions d’accueil - et donc d’archivage - connaissent effectivement et précisément ce qu’elles possèdent.

Toute interrogation sur la conservation - déjà faite, ou à envisager - confère une dimension historienne à la démarche qui est la nôtre dès lors qu’elle convoque une analyse des traces, de leur sélection. C’est aussi l’occasion de se demander comment se présentent dans le domaine des archives de la création, quelques-unes des grandes problématiques de l’archivistique :

  • les problèmes de gestion de la rareté, et inversement du pléthorique, ou encore de la lacune ;
  • ce qu’il en est de la distinction entre les âges administratifs, intermédiaires, puis historiques des documents d’archives dans le domaine de celles de la création.

Archives et création maintenant

Pour ce qui est des archives de la création comme de l’usage créatif des archives, on tente de reconstituer des enchaînements, des relations où les précédents se signalent aux suivants, et inversement les suivants inscrivent en filigrane ceux qui les précèdent : une organisation en palimpseste qui, si on y prend garde, risque d’être occultée ou de passer inaperçue. C’est que la logique de l’archivage comme celle du réemploi ont tendance, à tout moment, à effacer leurs propres dispositifs, si on y réfléchit pas. C’est dire que « l’inarchivable » qui nous retient aujourd’hui peut être le produit d’une logique intrinsèque. Et non pas un aléa extérieur, où le symptôme d’une incapacité. Mais c’est aussi penser à la question posée par notre journée : « Où passe l'inarchivable ? » Au fond dans le mécanisme décrit ici : rien ne disparaît tout se transforme, et c’est sans doute au cœur de cette dynamique que réside une partie de la réponse à notre interrogation. C’est parler du réemploi et de la transformation par lescréateurs d’un matériau préexistant, c’est parler du recours aux archives dans la sphère artistique, des archives utilisées à des fins de création. D’autant que les créateurs peuvent développer des pratiques d’auto-archivage et envisager des réemplois par eux-mêmes de leurs propres œuvres ou parties de celles- ci : sorte d’ « aura » retrouvée - pour parler comme Benjamin - après période d’incubation souterraine. Ces pratiques, hors institutions, personnelles, inventives, hors normes, hors codes, correspondent à un brouillage entres les registres, en acte de la part des créateurs eux-mêmes : par déplacement des objets et statuts appliqués aux documents d’archives.

 

Notre journée a donc voulu réfléchir aux limites de la relation archives/création : quand la création déborde l’archivistique, quand l’archivistique contraint la création. L’inarchivable semble désigner une frontière, difficilement franchissable, un écart irréductible : un impossible et un rebut, mais de quel nature au juste ? Se pourrait-il même qu’il s’agisse de l’essentiel ? Où affects et émotions ne se laissent pas surprendre et s’échappent

  • ou alors réduits à l’état de pâle signal spectral pour rappeler ce qu’interdit l’« aura » à qui veux la faire sienne et la nommer, classer, inventorier, conserver.

Archive/création : deux contraires peu conciliables donc ? Mais une dynamique qui est tension, plutôt que résolution. C’est le soupçon, l’inquiétude que nous avons voulu dire. Ces dimensions-là sont sans doute aussi nécessaires pour tenter d’identifier cette part absente que l’archivage ne peut conserver, pourtant décisive dans le geste créateur, sa réception et son partage.

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Simon Daniellou, (Université Rennes 2)

L’« inarchivable » au sein des travaux du groupe de recherche interdisciplinaire ALEF (Arts, Littératures, Échanges, Frontières) sur les rapports entre archive(s) et création artistique

En 2011, le nouvellement fondé groupe de recherche ALEF a choisi d’étudier les rapports de la création artistique à « l’archive » et aux « archives ». Les jeunes chercheurs issus de diverses disciplines artistiques (arts plastiques, cinéma, littérature, musique, théâtre) qu’il regroupe ont alors pour objectif de mettre à profit les glissements méthodologiques et théoriques entre leurs différents domaines de recherche à partir d’une notion transdisciplinaire commune. Outil privilégié de la recherche scientifique auquel tout chercheur se confronte quel que soit son champ disciplinaire, l’archive s’est également imposée comme objet d’étude dans la mesure où elle sert régulièrement de médium à la production artistique, dont elle est en outre une visée potentielle.

  • l’issue de trois années de travaux (séminaires, journées d’étude, publication), il est notamment ressorti que le geste de création échappe bien souvent à l’archivistique tout comme l’archive voit son pouvoir de fixation constamment bousculé au contact de l’œuvre. Aussi nous proposons-nous de revenir sur ces constatations que nous redoublerons d’une analyse réflexive des propres archives collectives du groupe de recherche qui ont elles-mêmes servi en 2015-2016 d’objet d’étude à un archiviste, tandis que débutait un nouveau programme de recherche consacré à la notion afférente d’« enquête ». Nous nous intéresserons alors principalement à la façon dont la logique intime propre
  • l’activité des « producteurs » (artistes ou chercheurs dans le cas présent) relève en partie de l’« inarchivable ».

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Fabrice Flahutez, (Université Paris 10)

L’archive avant l’œuvre : les inarchivables d’Isidore Isou

Isidore Isou – cinéaste, poète, peintre, romancier et théoricien – fut le fondateur du lettrisme, avant-garde qui a une relation très intéressante à l’archive. En effet, cette dernière occupe une place très importante pour cette avant-garde dont les membres créent de nombreux fonds d’archives qu’ils envoient dans diverses institutions. Cette grande considération pour les archives (Isidore Isou considère, par exemple, que créer des archives, c’est déjà faire œuvre) explique la quantité importante de documents qui a été retrouvée dans l’appartement d’Isidore Isou à sa mort en 2007. Et c’est plus particulièrement à la bibliothèque laissée par ce dernier que Fabrice Flahutez s’est intéressé, cherchant à savoir ce qu’a pu lire un artiste, et à comprendre comment ses lectures et sa façon de lire peut révéler des informations sur sa personne, etc. Or, s’il y a peu de livres chez lui, les nombreuses notes manuscrites qu’il a gardées de ses lectures permettent d’avoir une idée de l’ensemble des ouvrages qu’il a lus. Grand lecteur, il semble s’être intéressé à toute sorte d’œuvres à partir desquelles il a pu appuyer sa réflexion, comme en témoigne toutes les annotations présentes dans les livres qu’il a conservés chez lui, annotations qui créent une sorte de seconde œuvre en parallèle de celle d’origine. En cela, l’étude de sa bibliothèque peut permettre de retracer la formation de pensée d’Isidore Isou et, ainsi, d’éclairer cette figure du lettrisme. Cependant, le classement, bien présent mais particulier, est tellement propre à la pensée d’Isidore Isou qu’il reste très obscur pour les autres personnes. Cette illisibilité, en plus de compliquer grandement l’archivage, rend invisible un grand nombre d’informations importantes... Peut-on alors considérer ces dernières comme inarchivables ? De même, entre la mort d’Isidore Isou et la prise en charge de ses archives par le centre Pompidou, des documents ont disparus.


 

APRÈS-MIDI

Clothilde Roullier, (Archives nationales)

Art et archives : des traces en excès, quoi qu’il arrive

Clothilde Roullier a mis en évidence l’ambiguïté du terme

  • inarchivable » et la différence qu’il fallait faire entre ce qui était « inarchivé » et « inarchivable ». Effectivement, il y a toujours des absences dans les archives, toutefois ces dernières ne se caractérisent pas vraiment, à ses yeux, comme
  • inarchivables », mais plutôt « inarchivées ».

Que ce soit en raison de leur inaccessibilité (par exemple, il est pratiquement impossible aux chercheurs d’avoir accès aux dossiers d’œuvres des œuvres d’art à cause du refus des musées), de leur destruction (due aux aléas du temps ou à la nécessité qu’ont les archives de détruire certains documents par manque de place et de personnel pour s’en charger correctement) ou encore du peu d’importance qu’on leur accorde (par exemple, les gestes mêmes des archivistes ont été assez peu étudiés, peu d’archives ont été produites à ce sujet ce qui était dû, en partie, au manque d’attention qu’on y prêtait).

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Annaëlle Winand, (Université de Montréal)

Mise en récit de l’invisible : expressions de l’inarchivable dans le cinéma de réemploi

Dans le bilan du projet « archives et création » de l’université de Montréal, les professeurs Yvon Lemay et Anne Klein posent le regard sur les années de recherches (2013-2017), menées avec l’aide d’étudiants, de professionnels, de chercheurs et de créateurs, sur l’utilisation d’archives à des fins de création. L’étude des artistes utilisateurs d’archives et de leurs œuvres a permis, entre autres, de mettre en lumière des aspects des archives et des pratiques archivistiques qui ne sont pas forcément pris en considération par les archivistes. En utilisant les archives en dehors des cadres traditionnels, c’est-à-dire administratif, scientifique et patrimonial, les artistes révèlent la finalité multiple de ces dernières, mais aussi leur caractère lacunaire, leur capacité d’évocation, ainsi que « l’importance de leur matérialité, leur fonction narrative et leur double valeur cognitive et poétique » (Klein, 2015). De manière générale, la recherche confirme que « les artistes nous incitent à repousser les frontières des définitions et à faire éclater les cadres établis, dont celui de l’archivistique » (Lessard, 2013).

Les cinéastes de réemploi font partie de ces créateurs qui permettent de penser les archives différemment. En utilisant du matériel filmique et vidéographique préexistant, ils créent de nouvelles œuvres qui mettent en jeu des questions non seulement esthétique, mais également mémorielle, temporelle et historique (Blümlinger, 2014; Marie et Habib, 2013). À travers le réemploi, ils permettent une mise en récit particulière des archives qui tend à mettre en avant ce qui n’est pas, volontairement ou involontairement, visible dans les archives. De la décomposition des matières filmiques et vidéographiques, aux dynamiques de pouvoir derrière le geste d’archivage et leurs récits tacites (Ketelaar, 2001), en passant par les émotions et l’affect véhiculées par les documents, les artistes nous confrontent donc à une dimension inarchivée ou inarchivable, qui est constitutive de ce que sont les archives et de comment elles se construisent.

En partant des conclusions du projet de recherche « archives et création », nous utiliserons l’exemple du cinéma de réemploi pour initier une réflexion sur l’inarchivable. Pour ce faire, notre travail prendra ses racines méthodologiques dans le concept de l’exploitation des archives, c’est-à-dire « l’‘existence des archives dans l’espace social » (Klein et Lemay, 2018). L’exploitation nous permet en effet d’observer les archives et leur trajectoire de manière plus englobante à partir de leurs utilisations. À travers le travail d’artistes de réemploi, nous identifierons différentes expressions de ce qui ne peut être archivé et leurs explications archivistiques.